De la terrasse de mon ermitage, j’embrasse le cercle presque parfait de l’horizon. Dominant l’échelonnement des contreforts, la majestueuse chaîne himalayenne se déploie sur plus de deux cents kilomètres. En contrebas, à l’ouest, s’ouvre une verdoyante vallée, avec ses hameaux disséminés dans les rizières en terrasses et, au sud-ouest, la colline d’un lieu saint couronné d’un monastère qui émerge à l’aube des brumes dormantes étirées par le vent qui se lève. L’immensité et la beauté de ce paysage sublime imprègnent l’être comme un élixir. À chaque instant, les jeux de lumières, les configurations nuageuses, et les pensées de l’observateur émerveillé changent. La montagne est immuable. Sous la clarté argentée de la pleine lune, enflammée de rose et d’orange par les premiers rayons du soleil, aujourd’hui comme lors de mon premier voyage, voilà bientôt un demi-siècle, la montagne demeure. En sa présence apaisante, les pensées sauvages du méditant novice font peu à peu place à la sérénité, la présence attentive, la bienveillance et la liberté intérieure. Le plus souvent, le silence est si parfait que l’on entend les voix des paysans à plus d’un kilomètre ainsi que le crépitement sourd du front de pluie qui se rapproche et augmente lentement en intensité avant de nous atteindre. On comprend qu’une telle situation favorise l’épanouissement de la méditation et de l’observation des pensées qui surgissent de nulle part et se dissolvent comme le son d’une cloche qui s’estompe. La montagne est ainsi un havre de paix où l’apprenti ermite peut s’initier en toute quiétude à la pratique spirituelle. Chaque instant vaut son pesant d’or et rapproche le pratiquant de la nature ultime des choses. La fraîcheur du moment présent nourrit le cœur du méditant de qualités bienfaisantes. Je me souviens d’un matin au Tibet. Assis au bord du lac Manasarovar — le Lac de l’Éternelle Fraîcheur — à 4 300 m d’altitude, j’entendis l’appel de deux canards écarlates. Je les cherchais des yeux à la surface de l’eau, sans parvenir à les localiser. Finalement, je les aperçus dans le lointain, à quelque 300 mètres de moi. Dans le silence presque parfait du lieu, leurs cris avaient voyagé sur l’eau calme et semblaient avoir été émis tout près de moi. Le ciel, d’un bleu profond et lumineux, se mêlait au miroir du lac. Au sud, à 7 800 m d’altitude, s’élevaient les neiges étincelantes du Gurla Mandatha. Au Nord, on apercevait la pyramide parfaite du Mont Kaïlash, la Montagne de Cristal, l’un des lieux sacrés les plus vénérés d’Asie. La méditation était aussi bien au dehors qu’au dedans et ne demandait aucun effort. Loin de nous couper du monde, la solitude des montagnes devient un puissant moyen de s’ouvrir aux autres, de prendre conscience de l’interdépendance de toute chose et d’engendrer un amour sans limite envers tous les êtres.

«Visage de Paix, Terres de sérénité», de Matthieu Ricard. Editions de La Martinière présenté par Matthieu Ricard, invité du Grand Bivouac à Albertville,  en octobre 2015